L'âme des espaces

Édito#16.1 - L'âme des espaces

L'âme des espaces - Partie 1

Il est des lieux qui nous marquent sans que l’on sache pourquoi. Un silence particulier, une lumière douce, une odeur de pierre ou de bois, et soudain, nous ressentons quelque chose d’indéfinissable : une présence, une atmosphère, une émotion. Certains appellent cela le caractère, d’autres parlent de génie du lieu. Mais peut-être est-ce tout simplement l’âme de l’espace.

Ce concept, à la croisée de l’intime et de l’universel, dépasse les dimensions techniques ou fonctionnelles. Il interroge la dimension spirituelle et sensible de l’architecture, sa capacité à éveiller, à apaiser, à relier.

architecture avec mouvement et forme

Nous avons vu dans l’article précédent la manière dont nos sens tels que la vue, l’ouïe, l’odorat et le toucher nous font ressentir des émotions lorsque nous découvrons un lieu. Sur la fin de l’article, nous avons rapidement évoqué le terme de design multisensoriel, qui prend en compte la pluralité de stimuli apportée par nos sens. Nous allons dans ce nouvel article explorer encore plus loin ce thème ; découvrir les autres « sens Â» qui existent dans le lexique de l’architecture et leur pouvoir pour façonner des espaces immersifs et émotionnellement engageants.

Ce constat est au cœur du travail de Joy Monice Malnar, architecte et professeure à l’Université de l’Illinois, et de Frank Vodvarka, architecte, graphiste et professeur à Loyola University Chicago. Dans leur ouvrage fondateur Sensory Design (2004), ces deux auteurs proposent une approche élargie de la perception architecturale, articulée autour d’une réflexion critique sur les limites du design visuel. Ensemble, ils plaident pour une architecture incarnée, multisensorielle, et profondément humaine — qui engage l’ensemble du corps et de l’esprit. Les auteurs regroupent les modalités sensorielles en familles fonctionnelles — des catégories fondées sur la manière dont nous engageons notre corps et notre esprit dans l’environnement bâti. Voici les principales :

A. Les sens à distance

Ils nous permettent de percevoir l’environnement sans contact physique direct :

  • La vue : perception de la forme, de la lumière, des couleurs, de l’échelle, de la profondeur.
  • L’ouïe : qualité sonore, ambiance acoustique, échos, direction du son.
  • L’odorat : ambiance olfactive, souvenirs associés, qualité de l’air.
mur texturé avec banc

Ces sens sont les premiers à être sollicités à l’approche d’un espace — ils influencent notre première impression, notre orientation, notre sentiment de confort ou de méfiance.

B. Les sens de contact

Ils impliquent une interaction directe :

  • Le toucher : textures, rugosité, température des surfaces, poids des matériaux.
maison en pierre
  • Le goût : rarement mobilisé en architecture, mais essentiel dans la conception d’expériences culinaires, d’hospitalité ou d’installations multisensorielles.

C. Les sens profonds ou internes

Ils relèvent de la perception du corps lui-même :

  • La proprioception : conscience du corps en mouvement et dans l’espace.
  • L’équilibrioception : perception de l’équilibre et de la gravité.
  • La kinesthésie : ressenti de l’effort, du mouvement musculaire.
kinesthésie
  • La thermoception : perception de la chaleur ou du froid, ambiant ou tactile.
  • La chronoception : perception du temps qui passe, influencée par les rythmes spatiaux, la lumière, le silence ou le mouvement.

Nous allons donc nous focaliser sur les sens profonds ou internes. La proprioception est le sens de soi dans l’espace. C’est la capacité que nous avons de percevoir la position, la posture et le mouvement de notre propre corps, sans avoir besoin de le regarder. Elle fonctionne grâce à un réseau de capteurs situés dans les muscles, les tendons et les articulations, qui envoient des informations au cerveau sur l’état et le placement du corps. Grâce à elle, nous savons, les yeux fermés, où se trouvent nos mains, si nous sommes assis ou debout, ou si nous tendons un bras vers l’avant. En architecture et design, la proprioception est sollicitée dès que nous interagissons physiquement avec un espace : franchir un seuil, monter des escaliers, s’asseoir sur une banquette, contourner un obstacle… Une architecture qui stimule subtilement la proprioception peut renforcer la conscience corporelle, le sentiment de stabilité ou de mouvement, et même créer une expérience sensorielle immersive, où le corps devient pleinement acteur du lieu.

L’équilibrioception concerne l’orientation et la stabilité. Elle repose principalement sur le système vestibulaire situé dans l’oreille interne, qui détecte les mouvements de la tête, les changements de direction et l’accélération. Il nous permet de tenir debout, de marcher droit, ou encore de ne pas tomber lorsque nous nous penchons. En architecture, elle est mise à l’épreuve dans les escaliers, les rampes, les passerelles, ou dans les environnements courbes, inclinés ou instables. Certains espaces perturbent volontairement ce sens (installations artistiques, dispositifs immersifs), tandis que d’autres cherchent au contraire à le soutenir par la clarté des appuis visuels, la stabilité des sols ou la lisibilité de la circulation. Concevoir en tenant compte de ce sens, c’est respecter le besoin de repères spatiaux et d’ancrage corporel, surtout pour les personnes âgées, les enfants ou les publics sensibles.

La kinesthésie, parfois considérée comme une composante de la proprioception, se concentre plus spécifiquement sur la perception du mouvement : elle nous permet de ressentir la vitesse, l’intensité, l’amplitude et la direction de nos gestes. Elle est activée par des récepteurs sensoriels dans les muscles et les tendons, qui informent le cerveau sur l’effort musculaire et la coordination. Dans un contexte architectural, la kinesthésie entre en jeu dès que le corps se met en mouvement : marcher, monter, descendre, tourner, s’étirer, se baisser… Une architecture kinesthésique ne se contente pas de contenir le mouvement — elle le met en scène, le sculpte, le chorégraphie, en relation avec les matériaux, la lumière, ou l’acoustique du lieu.

mouvement lumiere

La chronoception désigne notre perception du temps qui passe. Contrairement aux autres sens, elle ne repose pas sur un organe spécifique, mais résulte d’une coordination complexe entre différentes fonctions cognitives, physiologiques et sensorielles. Le temps n’est pas perçu de manière linéaire ou objective : il s’étire, se contracte, s’accélère ou ralentit en fonction de notre environnement, de notre niveau d’attention, ou de notre état émotionnel. Les espaces peuvent profondément influencer cette perception. Un lieu très lumineux, bruyant et ouvert peut accélérer la sensation du temps ; à l’inverse, un espace feutré, tamisé, enveloppant peut induire une forme de ralentissement ou de pause intérieure. La chronoception est donc un outil subtil pour structurer des rythmes d’usage, soutenir la concentration, favoriser la détente ou suggérer une temporalité rituelle. En design intérieur, elle est essentielle dans les lieux de soin, de travail, de méditation, mais aussi dans les musées, les halls d’attente ou les hôtels.

« Les liens entre architecture et émotion sont à la fois multiples, complexes et très anciens. Â» Cyrille Simonnet.

Explorer l’architecture à travers le prisme des sens profonds, c’est redonner au corps sa place dans l’expérience spatiale. En intégrant ces dimensions invisibles mais essentielles, l’architecture devient plus qu’un simple cadre fonctionnel : elle devient un véritable langage sensoriel, capable de dialoguer avec notre intériorité. C’est peut-être là que réside l’âme des espaces : dans cette capacité à résonner avec notre être tout entier, à éveiller des impressions durables, et à nous faire sentir, l’espace d’un instant, pleinement présents au monde.

Édito#16.1