L'âme des espaces Partie 2

Édito#16.2 - L'âme des espaces partie 2

L'âme des espaces - Partie 2

« Les liens entre architecture et émotion sont à la fois multiples, complexes et très anciens. Â» Cyrille Simonnet.

Maintenant que nous avons mis en avant les différents sens utilisés en architecture, des plus basiques au plus spécifiques, nous pouvons parler des différents ressentis que les architectes et bâtisseurs ont cherché à manipuler à travers le temps.

Remontons à l’Egypte antique : les temples et les pyramides étaient construits de manière à paraitre monumental, colossal, avec des symétries, des perspectives fermées et des jeux d’ombre et de lumière qui provoquent une sensation de puissance surnaturelle, de mystère et de respect. Ce sentiment, proche du concept de numinosité, mêle crainte, fascination et révérence au sacré. L’architecture monumentale était l’expression physique de la Maât, le principe d’ordre universel. Elle exprimait la stabilité du cosmos, la continuité du pouvoir royal, et la permanence des cycles. Ces espaces de pierre, souvent orientés selon des axes astronomiques précis, procuraient une sensation de paix, d’équilibre, de durabilité — un ancrage contre le chaos. Certains espaces internes (chambres funéraires, sanctuaires, salles obscures) étaient conçus pour induire des états de recueillement, d’introspection et de connexion spirituelle. Dans ces lieux silencieux et enveloppants, la lumière filtrée par les interstices ou les torches créait une ambiance propice à la méditation et à la communication avec l’au-delà.

Pour la Grèce antique, une des émotions fondamentales de l’architecture est liée à la recherche de la beauté idéale, incarnée dans le concept du kalos kai agathos (« le beau et le bon »). Les proportions parfaites des temples (notamment selon le nombre d’or), la symétrie des ordres (dorique, ionique, corinthien), les alignements visuels et les ajustements optiques subtils (comme l’entasis des colonnes) suscitaient une admiration sereine, un émerveillement raisonné face à la justesse du monde. Le Parthénon, par exemple, n’impressionne pas par sa masse, mais par sa grâce rationnelle : tout y est équilibre, lumière, rythme. Il procure une émotion esthétique et intellectuelle, presque philosophique.

L’architecture gothique, quant a elle, est verticale, dramatique, lumineuse et sombre ; elle vise à susciter l’élévation de l’âme à travers la matière. Les flèches pointées vers le ciel, les voûtes qui s’élancent à des dizaines de mètres de hauteur, des piliers effilés… Tout concourt à faire ressentir une aspiration verticale, presque physique, vers le divin. Grâce aux arcs brisés et aux voûtes sur croisées d’orgives, les murs deviennent des parois de vitraux, diffusant une lumière surnaturelle, filtrée, changeante ; la lux nova. Elle n’est pas seulement décorative : elle est conçue pour émouvoir et purifier. L’homme est émerveillé. Cette grandeur et verticalité peut également faire ressentir la fragilité et l’humilité, provoquant une prise de conscience de sa propre finitude et sa place dans l’univers.

L’architecture baroque radicalise le gothique en multipliant ses effets ; là où le gothique est rigoureux et spirituel, le baroque est séducteur et sensuel. Le premier élève l’âme, le second envoûte les sens. On parle de théâtre, d’artifice, de trompe-l’œil et d’effets optiques. On surcharge d’éléments décoratifs tels que des fresques, des ornements, des moulures pour impressionner. L’espace n’est plus statique : il devient vivant, en expansion, comme si l’architecture elle-même respirait, vibrait, dansait. Cette mise en tension des formes et des perceptions engendre une ivresse visuelle, une exaltation qui dépasse la simple admiration esthétique pour toucher à l’affectif et au spirituel.

Dans leur ouvrage fondateur Sensory Design, Malnar et Vodvarka développent une lecture élargie de la perception architecturale. Pour eux, l’architecture ne se résume pas à ce que l’on voit, mais à ce que l’on ressent à travers un ensemble de systèmes sensoriels que nous avons cités plus haut. Chacun de ces sens contribue à forger une relation émotionnelle spécifique à l’espace. Par exemple, dans le temple égyptien de Karnak, l’enchaînement progressif de salles sombres vers la salle hypostyle déclenche une transition sensorielle forte renforcée par le silence, l’odeur de pierre chaude, et la monumentalité des colonnes qui écrasent le corps, provoquant une sensation d’humilité profonde. La verticalité d’une cathédrale gothique agit à la fois sur la vue, l’équilibrioception (en sollicitant la tête vers le haut), et la proprioception (en diminuant notre échelle relative), créant une sensation d’élévation de l’âme. Le baroque, lui, surcharge la vue mais stimule aussi le mouvement du regard et du corps, l’odorat (encens, matériaux) et le toucher visuel, générant un engagement sensoriel total. Cette lecture multisensorielle permet non seulement de mieux comprendre pourquoi l’architecture nous émeut, mais aussi comment elle y parvient : en orchestrant une symphonie sensorielle où chaque détail spatial, lumineux, sonore ou textural agit comme une note sur la partition du vécu. Elle ouvre ainsi la voie à une conception contemporaine de l’espace intérieur fondée sur l’expérience perceptive globale, où l’on ne cherche plus seulement à construire du « beau », mais à provoquer un ressenti juste, habité, mémorable.

Au tournant du XXe siècle, l’architecture moderne surgit comme une révolution rationnelle. Portée par des figures comme Le Corbusier, Mies van der Rohe ou Walter Gropius, elle rejette les ornements, les références historiques, les excès baroques ou classiques. Le mot d’ordre est la fonction, la structure, la pureté des formes. « La maison est une machine à habiter », affirmait Le Corbusier, dans un monde où l’industrialisation appelait de nouvelles normes, une standardisation des modes de vie et une esthétique de l’efficacité. Le béton, l’acier, le verre remplacent la pierre, le bois ou le stuc. L’espace devient lisse, blanc, abstrait.

Si cette quête d’ordre a apporté des innovations fondamentales — lumière naturelle, ouverture des plans, fluidité des circulations — elle s’est aussi traduite par une forme d’aseptisation sensorielle. Dans bien des cas, l’architecture moderne a évacué l’émotion au profit d’une vision technique et conceptuelle du bâti. Les matériaux froids, l’absence de texture, la répétition des modules, les palettes chromatiques neutres et le silence des surfaces créent souvent des environnements visuellement clairs mais émotionnellement vides. La proprioception est mise à mal dans des espaces où l’échelle humaine est absente ; l’équilibrioception n’est jamais engagée, faute de variations spatiales ; la chronoception devient floue dans des bâtiments sans rythme ni transition. L’architecture devient alors un pur système, un contenant sans contenu émotionnel. Less is more. On cherche à faire ressentir par l’absence. Mais on construit pour être rapide et efficace. Certains espaces modernistes (bureaux en open space, barres d’immeubles) peuvent provoquer un sentiment d’anonymat, de perte de repères proprioceptifs, révélant une carence d’engagement émotionnel.

Aujourd’hui, l’architecture contemporaine reconnaît de plus en plus la nécessité de reconnecter émotion et espace. Des architectes comme Peter Zumthor, Tadao Ando ou Lina Ghotmeh conçoivent des lieux qui parlent aux sens : textures vivantes, sons enveloppants, matières odorantes, lumière changeante. L’expérience redevient centrale. L’architecture n’est plus seulement un objet esthétique, mais une rencontre intime avec le monde, avec les autres, avec soi-même.

Ainsi, à travers les siècles, l’architecture s’est affirmée non seulement comme un art de bâtir, mais comme un art de faire ressentir. Qu’il s’agisse de transmettre la majesté cosmique des temples égyptiens, l’harmonie idéale des temples grecs, l’élan mystique du gothique ou l’ivresse sensorielle du baroque, chaque époque a cherché à façonner les émotions humaines à travers la matière, la lumière et l’espace. L’architecture moderne, en misant sur la rationalité, a certes transformé nos cadres de vie, mais parfois au prix d’un appauvrissement émotionnel. Aujourd’hui, les courants contemporains redonnent aux sens leur juste place, rappelant que construire, c’est aussi composer une expérience humaine totale. Car au fond, l’architecture n’est pas seulement ce que l’on voit : c’est ce que l’on vit, ce que l’on ressent, ce qui reste en nous une fois sortis de l’espace bâti.

Juhani Pallasmaa – Les Yeux de la peau :

« L'architecture est le cadre matériel de la mémoire et de l'imagination. Elle est la matrice silencieuse de l'existence. »

Édito#16.2